Alternance: Lettre de Pius N. Njawé a la diaspora

DOUALA - 09 JUILLET 2010
© Pius N. Njawé | Le Messager

Texte paru dans Le Messager n° 1203, mercredi 18 avril 2001

 

Camerounaise, Camerounais de la diaspora Ma sœur, Mon frère,

Je nourris depuis quelque temps déjà le désir de t’écrire personnellement; mais j’ai beaucoup hésité à franchir le rubicond, bloqué à l’idée que tu pourrais te demander qui suis-je pour oser t’écrire de la sorte, t’interpeller sur des sujets aussi délicats que ceux dont il sera question tout au long de cette lettre.


Aujourd’hui je prends mon courage à deux mains, définitivement convaincu qu’on n’a pas besoin d’être quelqu’un de spécial pour se préoccuper du sort de son pays, et que chaque citoyen a non seulement le droit, mais aussi l’obligation patriotique de s’interroger et d’interpeller ses compatriotes sur ce qu’ils ont de plus cher à partager : l’avenir de leur pays et de leur peuple.

Je ne suis donc que l’un des 15 millions de Camerounais que nous sommes ; comme bien d’autres compatriotes et de par ma profession, j’ai l’avantage d’avoir vécu toutes les mutations politiques, économiques et sociales qui s’opèrent au Cameroun depuis ces vingt dernières années. Je ne doute pas de l’intérêt que tu portes à notre pays et à son avenir ; aussi suis-je certain que tu suis de près la situation qui y prévaut. C’est de l’évolution récente de cette situation que je voudrais t’entretenir aujourd’hui, convaincu que la distance et le temps ne te permettent pas toujours de prendre toute la mesure des problèmes dont les échos peuvent te parvenir de façon parcellaire.

Tu es certainement au courant de la création par le président de la République, il y a un peu plus d’un an, du « commandement opérationnel », une force spéciale chargée de lutter contre la grande criminalité dans une ville de Douala alors plongée dans l’insécurité totale, et où les braqueurs et autres gangsters de grand chemin font la loi. Une insécurité somme toute entretenue par des chefs militaires connus qui fournissent aux malfaiteurs armes et munitions, de même qu’ils recèlent les fruits de ces braquages. Si l’initiative fut bonne et saluée par les populations, le manque de vision prospective et de garde-fou a très vite conduit à des dérives sanglantes qui ont tôt fait de déchanter les habitants de Douala ; le « commandement opérationnel » s’est ainsi révélé comme une sorte de maffia d’Etat, avec des éléments qui se comportent exactement en « tontons-macoutes » à la haïtienne. Ils débarquent dans une famille sur dénonciation – même calomnieuse -, s’emparent d’un ou de plusieurs jeunes qu’ils conduisent à leurs bases si les parents n’ont pas « bien payé », c’est-à-dire s’ils n’ont pas payé la rançon exigée, qui peut aller jusqu’à 500 000 francs cfa par personne. Dans de nombreux cas, les personnes ainsi enlevées ne sont jamais revenues amputées d’un membres ou avec de graves blessures consécutives à des sévices corporelles. Selon des informations fiables, beaucoup ont fait l’objet d’exécutions sommaires et leurs corps enfouis dans des fosses communes, jetés dans les fleuves aux alentours de Douala ou dissouts dans de l’acide.

C’est sans doute le cas des neuf jeunes gens qui ont été enlevés à Bépanda – Omnisports le 23 janvier dernier, et dont on n’a toujours pas de nouvelles aujourd’hui. Ce jour-là, des éléments du « commandement opérationnel » conduits par le capitaine Abah Dzengue, chef de « brigade de renseignement et transmission » (BRT), autrement appelée « brigade antigang » de la légion de gendarmerie du Littoral, débarquent, dans le quartier et en ressortent avec les neuf jeunes gens, soupçonnés par une voisine d’avoir volé une bouteille de gaz domestique ! depuis lors, tous les efforts déployés par leurs familles n’ont pas permis de savoir ce qu’ils sont devenus ; tout laisse penser aujourd’hui qu’ils ont été tués, sans doute »dilués » dans de l’acide comme l’a laissé croire la rumeur à un moment donné. Les familles ont épuisé tous les moyens de droit pour accéder à leurs enfants ou tout au moins avoir de leurs nouvelles ; les plaintes qu’elles ont déposées auprès du tribunal militaire ont été purement et simplement rejetées. Les populations excédées ont entrepris des manifestations pour exiger du gouvernement que lumière soit faite sur ce cas précis, mais celles-ci sont violemment réprimées par les forces de « sécurité ». les leaders politiques et les membres de la société civile sont interdits de rendre visite aux familles des disparus ; des députés de l’opposition et le chairman du SDF Ni John Fru Ndi se sont ainsi vus bloquer l’accès dans la ville de Douala la semaine dernière ; d’autres membres de l’opposition ont été violentés et détenus lors des manifestations. Mais les braves populations de Bépanda ne démordent pas, décidées comme elles sont de poursuivre leurs revendications jusqu’à ce que la lumière soit faite sur la situation de leurs camarades et amis.

Face à cette pression de la rue et à l’intérêt désormais accordé à cette situation par des organisations humanitaires comme Amnesty International, la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme, la Commission des droits de l’Homme de l’Onu, etc., le président de la République a préféré se débiner en affectant a d’autres postes de responsabilité ou en prétendant limoger les principaux acteurs sur le terrain des crimes d’Etat dont sont victimes depuis un an les populations de Douala. Plus qu’une fuite en avant, c’est une façon pour le président de protéger contre la colère populaire des gens a qui il prescrit il y a deux semaines de dire enfin ce que sont devenus les « neuf de Bépanda». De plus, l’histoire des 20 officiers que le président dit être aux arrêts ressemble étrangement à tous ces subterfuges auxquels il a souvent eu recours pour endormir le peuple et contenir la contestation pour mieux en enterrer l’objet sans solution appropriée ; la preuve c’est qu’il ne dit pas qui sont ces officiers et où ils sont détenus, alors que les auteurs connus des enlèvements et assassinats continuent à circuler librement dans la ville de Douala, narguant les populations et menaçant de faire sauter la cervelle aux journalistes s’ils osent encore parler d’eux. Le président se contente de dire que ces officiers ( sans noms et sans visages) seront traduits devant la justice militaire. La même qui depuis trois mois menace les familles des disparus qu’elle mène en bateau ! Que peut-on en attendre à vrai dire, sinon qu’elle classe sans suite le dossier, ou qu’elle sacrifie, pour avoir bonne conscience, quelques hommes de troupe malchanceux ?

Selon les informations de l’ACAT (Action chrétienne pour l’abolition de la torture) qui tient une comptabilité rigoureuse sur ces dérives militaires du régime camerounais, il y aurait déjà eu près d’un millier de disparitions a Douala depuis l’institution du « commandement opérationnel », le cas des « neuf de Bépanda » n’étant que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.


Chère Sœur, cher frère Camerounaise de la diaspora,

Comme tu peux le constater à la lumière de ce qui précède, le Cameroun, notre cher et beau pays, est en train de sombrer dans une dérive totalitaire dangereuse. Où l’on ne se contente plus de nous spolier de nos richesses et de nos droits, de nous nourrir décemment, nous loger, nous soigner, nous instruire à la bonne école, penser différemment etc., mais aussi on nous arrache le premier de nos droits : le droit à la vie. Vas-tu continuer à assister en spectateur résigné ou désintéressé à ce cirque monstrueux qui, petit à petit et sans que l’on s’en rende compte, installe notre pays dans un cycle infernal de violence génocidaire interminable ? Vas-tu continuer à te rendre complice, par ton silence, de ces crimes d’Etat qui pourraient compromettre à jamais l’avenir de nos enfants et des générations futures ? Hier c’était les victimes par centaines des « villes mortes » ; aujourd’hui ce sont ceux du « commandement opérationnel » ; sans compter ceux qui tombent chaque jour de famine ou de maladie parce qu’ils n’ont pas de la nourriture ou quelques comprimés d’aspirine, dans un pays pourtant particulièrement « gâté » par la nature. Peut-être n’as-tu pas encore perdu un proche dans les circonstances pareilles ; mais dis-toi bien que demain ce pourrait être ton père, ta sœur, ta nièce, ton cousin ou simplement un ami. Et pourquoi pas toi-même à l’occasion d’un voyage au pays ?

Comme toi, beaucoup d’autres Camerounais de la diaspora se demandent ce qu’ils peuvent bien faire, se trouvent à des milliers de kilomètres du pays. Ecoute-moi bien : chaque Camerounais, qui qu’il soit et où qu’il se trouve, peut jouer un rôle essentiel pour que les choses aillent mieux au Cameroun. Parce que, comme le disait déjà si bien le regretté Martin-Luther King, Jr., « tu n’as pas à faire accepter ton sujet et ton verbe pour servir. Tu n’as pas à connaître Platon et Aristote pour servir. Tu n’as pas à connaître la théorie de relativité de Einstein pour servir. Tu n’as pas besoin de connaître la seconde théorie des thermos-dynamiques en physique pour servir. Tu as juste besoin d’un cœur plein de grâce. Une âme générée par l’amour… » L’amour pour ton pays, l’amour pour ton peuple, l’amour pour ta famille, l’amour pour ta propre personne.

En vivant à l’étranger, c’est-à-dire hors du triangle infernal, loin de cette vaste prison de 475 000 Km2 qu’est devenu ton pays le Cameroun, tu occupes une position privilégiée qui peut avoir une influence très positive sur le cours des événements. Tu vis certainement dans l’un de ces pays qui ont une longue tradition démocratique, et dont les peuples sont sensibles aux souffrances des autres et peuvent y compatir ne serait-ce qu’en attirant l’attention de leurs dirigeants sur le sort que fait subir à tes frères et sœurs restés au pays le pouvoir en place. Ton voisin de pallier, ton collègue au travail, ton camarade de classe etc. est peut-être un élu ou a des connaissances parmi les décideurs locaux ou nationaux ? Parle-lui de ton pays et de ses problèmes. Tu es employé à l’ambassade du Cameroun, cesse de servir aux visiteurs la propagande mensongère sur la situation politique de ton pays et aide-le à mieux connaître la vérité. Tu es fonctionnaires des Nations unies, de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international ou de tout autre organisme extra national pouvant faire pression sur les dirigeants camerounais, ou simple débrouillard menant une vie de bohème en terre étrangère multiplie autour de toi des actions d’information et de sensibilisation, cela peut être une chance de survie pour les 15 millions d’otages que nous sommes sous le joug du « Renouveau ».

Tu peux constituer, avec les autres compatriotes de ton pays d’accueil, un important relais des efforts que tes frères et sœurs restés au Cameroun déploient actuellement, dans des conditions extrêmement difficiles et sous la répression aveugle des forces de « sécurité », pour que la vérité éclate au grand jour sur les milles disparus du « commandement opérationnel ». Deux actions concrètes et ponctuelles me viennent à l’esprit : pourquoi ne pas envisager avec les autres une impressionnante manifestation pacifique (non-violente) devant l’ambassade du Cameroun dans ton pays d’accueil le 20 mai prochain à l’occasion de la fête nationale du Cameroun ? Ceci aurait pour effet d’attirer l’attention du département des Affaires étrangères et des médias de ce pays sur la gravité de la situation que vivent les Camerounais. La seconde action consisterait à mobiliser des fonds pour aider les familles des disparus du « commandement opérationnel » à engager des procédures judiciaires contre l’Etat du Cameroun, aussi bien devant la Cour suprême camerounaise – malgré sa totale dépendance vis-à-vis de l’Exécutif – que devant les instances judiciaires internationales.

En tout état de cause, il est temps que chaque Camerounais s’engage, à son niveau et selon ses moyens d’action, dans la lutte pour la survie de notre peuple et de notre pays que l’on pousse progressivement vers des règlements de comptes sanglants pouvant déboucher sur une guerre civile dont nul ne pourrait mesurer l’ampleur. Il faut donc arrêter cette folie meurtrière qui s’est emparée des dirigeants camerounais, et mettre l’Etat face à ses responsabilités régaliennes. Ton concours est plus que précieux dans cette phase déterminante de notre histoire, et c’est pour cela que tu DOIS sortir de ta léthargie habituelle pour participer à l’action. Maintenant et tout de suite, car demain ce pourrait être trop tard. Et surtout, ne l’oublie jamais, nous sommes TOUS comptables devant les générations futures, devant l’histoire.

Tu voudras bien me pardonner de m’être ainsi introduit par effraction dans ta vie, d’avoir ainsi troublé ta qiétude. Mais je pense que cela était nécessaire, dans la mesure ou la vraie quiétude n’a de sens que si elle est partagée avec ceux qui sont dans le besoin.

C’est donc par devoir patriotique et par acquis de conscience que j’ai agi, et je te remercie d’avoir pris un peu de ton temps ô combien précieux pour me lire. Puisses-tu prendre un autre peu pour AGIR ? Ton pays et ton peuple t’en seront reconnaissants.

Texte paru dans Le Messager n° 1203, mercredi 18 avril 2001 page 2
Lettre ouverte à chaque Camerounais de la diaspora
Denton (Texas, U.S.A.)
Le 16 avril 2001
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